La relocalisation en temps de crises

UN SYSTÈME ALIMENTAIRE MALMENÉ PAR LES « CRISES »

Cela fait plusieurs années que notre système alimentaire est confronté à de multiples crises : crise climatique et environnementale, crise sanitaire, crise énergétique, crise du pouvoir d’achat et, plus récemment, la guerre en Ukraine… Interconnectées, chacune d’entre elles nous démontre la fragilité de notre système alimentaire globalisé, et nous rappelle l’urgence d’une transition alimentaire durable.

La crise sanitaire et les pénuries de certains produits alimentaires avaient révélé au grand public l’existence de longues chaines d’approvisionnement en flux tendu, interdépendantes et complexes. Une machinerie sophistiquée, qui vacille pourtant lorsque l’un de ses rouages se grippe : mouvements limités de main d’œuvre, blocages logistiques, accès réduits aux intrants et services… Les confinements successifs avaient fait grimper la demande en produits locaux, qui a depuis retrouvé son niveau « pré-COVID », au grand désarroi des producteurs locaux.

La récente guerre en Ukraine confronte déjà la Wallonie à des conséquences directes sur nos producteurs et notre consommation : hausse des prix des matières premières et des produits alimentaires, augmentation exponentielle des prix des intrants agricoles de synthèse, perte de pouvoir d’achat, baisse des revenus de nos producteurs, épiceries locales en souffrance et circuits d’approvisionnement perturbés.

Il est important de souligner que les effets de ces crises climatiques, sanitaires, géopolitiques… qui malmènent notre système alimentaire sont exacerbés par une autre machinerie aux impacts potentiellement destructeurs : la spéculation financière. Avant même que les premiers produits agricoles ne soient récoltés, les places boursières donnent le ton : en mai 2022, la tonne de blé bat un record historique en se vendant à plus de 435€, bondissant suite à l’annonce de l’Inde d’un embargo sur ses exportations. La situation est similaire pour les marchés de l’énergie et des intrants agricoles. Ces réactions épidermiques des marchés ont des conséquences immédiates en matière de sécurité alimentaire pour beaucoup de pays du Sud, et ces hausses des prix feront basculer dans l’extrême pauvreté 260 millions de personnes supplémentaires cette année-ci, selon un récent rapport d’Oxfam[1].

[1] https://www.oxfam.org/en/research/first-crisis-then-catastrophe

DEUX PAS EN AVANT, UN PAS EN ARRIÈRE : LA TENTATION PRODUCTIVISTE EUROPÉENNE

Dans ce contexte inédit, l’Europe s’inquiète sur sa sécurité alimentaire et sa capacité de production agricole. Des reculs sont déjà observés sur des engagements pris pour rendre notre agriculture plus verte et plus résiliente face aux crises climatiques et environnementales à venir (la stratégie Farm to Fork) : suspension de la mise en jachère de 4% des terres pour préserver la biodiversité, ainsi que le report du projet de règlement sur les pesticides. La tentation productiviste au détriment de notre environnement et de notre climat est réelle, et soutenue par de nombreux lobbys.

QUEL AVENIR POUR LE POUVOIR D’ACHAT DES WALLONS ?

Une autre conséquence de cette crise est la baisse du pouvoir d’achat des citoyens. Déjà mis à mal par les répercussions de la crise financière de 2008, et plus récemment par la crise sanitaire et la crise énergétique qui a suivi, la guerre en Ukraine et son lot de spéculations portent un nouveau coup au portefeuille des ménages wallons. L’accès à une alimentation durable plus saine et plus diversifiée se complique pour la plupart des citoyens, tandis que la sécurité alimentaire des ménages les plus fragilisés est quant à elle brusquement menacée.

FACE À CES CRISES, QUEL CAP MAINTENIR ?

Bien que des mesures urgentes peuvent être prises à court terme pour préserver l’approvisionnement de certaines denrées alimentaires, celles-ci ne doivent pas perturber le cap que l’Europe, la Belgique et la Wallonie se sont fixé à savoir celui d’une agriculture verte et résiliente, couplée à une alimentation durable. Au-delà des inquiétudes, légitimes, sur notre sécurité d’approvisionnement en denrées agricoles, ne serait-il pas temps de se préoccuper davantage de notre souveraineté alimentaire[1] et de poursuivre nos efforts de relocalisation de notre système alimentaire ?

Du côté des consommateurs, les citoyens sont de plus en plus en demande de produits locaux de qualité, bons pour la santé, et accessibles financièrement. Du côté des producteurs, ils souhaitent également revaloriser leurs revenus via un marché local. En plus des différents appels à projet soutenus par les Ministres Tellier, Borsus et Morreale, le plan de relance belge va injecter un peu plus de 60 millions dans des projets wallons de relocalisation de l’alimentation et de développement de plateformes logistiques. Tous les indicateurs semblent donc être au vert… mais la tâche est vaste et complexe.

[1] Selon La Via Campesina, la souveraineté alimentaire est le droit qu’ont les peuples de déterminer eux-mêmes leurs politiques alimentaires et agricoles. Ce droit inclut une alimentation saine, de qualité, culturellement appropriée et produite de manière durable, des revenus décents pour les producteurs, et le droit de protéger et réglementer la production et les importations afin de répondre aux attentes de la société et des exigences environnementales.

RELOCALISER À UNE ÉCHELLE RAISONNABLE : QUELS LEVIERS ?

Relocaliser notre alimentation n’est pas synonyme d’un nationalisme alimentaire aveugle[1]. Il s’agit au contraire de construire une relocalisation sur l’ouverture, et la recherche d’une meilleure autonomie. Au-delà des discours, intéressons-nous à quelques pistes d’actions concrètes, au carrefour entre des politiques environnementales et des politiques sociales, qui pourraient être portées en Wallonie :

  • Sécurité sociale de l’alimentation[2]:

Et si l’alimentation pouvait être couverte par une sécurité sociale, au même titre que les soins de santé ? Financés par les cotisations des citoyens, ces allocations mensuelles, accessibles par chaque individu, ne pourraient être dépensées que pour des produits locaux et bio.

 

  • Exception alimentaire[3]:

Actuellement, le droit de la concurrence s’impose aux pays de l’Union Européenne et touche de nombreux secteurs, dont les marchés publics alimentaires. Cela ne favorise pas les interactions entre les demandes des collectivités et les producteurs locaux : beaucoup sont exclus des appels d’offres par manque de préparation, ou ne sont tout simplement pas équipés pour répondre à ces cahiers des charges aux lourdes et chronophages formalités. De facto, ces marchés publics profitent surtout aux grands opérateurs agroalimentaires. En ce sens, l’instauration d’un régime d’exception alimentaire dans le code des marchés public permettrait une réduction des inégalités, tout en donnant une chance aux producteurs d’approvisionner les collectivités en produits locaux de qualité.

 

  • Mise en place de leviers fiscaux pour renforcer l’accessibilité de l’alimentation durable :

Force est de constater que les colis de l’aide alimentaire s’éloignent fortement des composants d’une alimentation saine et durable ; et si l’on pensait à des outils collectifs pour faciliter l’accès économique des personnes les plus précarisées ? Différentes pistes peuvent être évoquées : chèques repas, lien entre alimentation et monnaies locales, gratuité des repas dans les écoles, exemption de la TVA sur certains produits à forte valeur social et/ou environnementale ajoutée, etc.

 

[1] Pour aller plus loin : « Systèmes alimentaires, la relocalisation en débat », Défis Sud n°138, édition annuelle 2020-2021 : https://www.sosfaim.be/wp-content/uploads/2021/01/Defis_Sud_138.pdf

[2] Pour aller plus loin : « Pour une sécurité sociale de l’alimentation », ISF Agrista, 2020 : https://securite-sociale-alimentation.org/wp-content/uploads/2021/05/2020.05.10_pour_une_securite_sociale_de_lalimentation.pdf

[3] Pour plus d’informations, lire la tribune de Un Plus Bio parue dans le journal Libération (3 mars 2022) : https://www.unplusbio.org/notre-tribune-exception-alimentaire/

EVÉNEMENT AVEC LES PORTEURS DE PROJETS
« RELOCALISONS L’ALIMENTATION »

Si une crise est souvent synonyme de dangers, elle peut être également vue comme une opportunité pour renforcer les bases de cette transition. C’est pourquoi, la Cellule Manger Demain organisait le 2 juin 2022 une rencontre « La relocalisation en temps de crises ». Les enjeux de cette situation de crises y ont été collectivement décryptés. 

Manger Demain